Ce blog se propose de parler du roman pour la jeunesse, passé et actuel, qu'il soit destiné aux jeunes lecteurs ou que ces derniers l'aient plébiscité. J'y déposerai mes notes de lecture sur les romans que j'ai lus et sur les ouvrages critiques qui étudient cette partie de la production éditoriale pour la jeunesse. Je ne suis qu'un amateur, mon opinion est donc parfaitement subjective. Étant plutôt positive dans la vie, je ne parlerai que des oeuvres qui m'ont plu, beaucoup intéressée ou dont je pense qu'elles occupent une place à part dans ce vaste corpus dont je ne ferai évidemment pas le tour. Au lieu de garder mes notes sur des cahiers de papier, je les confie à ce blog pour les partager, et pourquoi pas, provoquer des échanges ou discussions sur le roman pour la jeunesse, français et étranger. Enfin, ce blog porte le prénom de trois personnages qui me semblent emblématiques : Rémi, le petit orphelin de Sans Famille d'Hector Malot, né dans les années 1870 et symbole de la quête de l'identité et des origines, mais aussi de l'enfance volontaire ; Aline (et non Alice), héroïne de Colette Vivier dans son roman La maison des petits bonheurs (1939), où le quotidien apparemment banal de la famille et de l'enfance prennent une ampleur héroïque, et que les jeunes connaissent peu aujourd'hui ; enfin, l'incontournable Harry , dont je tais ici le nom puisque ses admirateurs s'en sentent suffisamment proches pour le désigner, comme un ami, par son seul prénom, et qui, non content de s'inscrire dans une certaine tradition britannique, a donné ou redonné la joie de lire à des millions d'adolescents et à leurs parents.
Puissent mes réflexions favoriser chez les jeunes et les moins jeunes l'envie de lire le roman pour la jeunesse.

Sans famille, Hector Malot, 1878

Première de couverture Flammarion 1918 ; source Wikimédia domaine public

mardi 20 avril 2010

"Le premier qui pleure a perdu"

C'est une "règle non officielle et non écrite" de la bagarre chez les indiens Spokane qui sert de titre français à ce texte lauréat en 2007 du "National book award for young people's litterature" aux États-unis. C'est dire toute l'importance de la lutte, celle, physique,  qui régit les relations entre garçons adolescents mais aussi celle que livre tous les jours un peuple contre une destinée qui semble bien écrite d'avance, et par d'autres. L'auteur, Sherman Alexie, raconte son adolescence d'indien moitié Spokane et moitié Coeur d'Alène, dans un roman réaliste, quasi tragique, mais toujours dominé par l'espoir de la tolérance et de l'équité. Ce titre français met en exergue aussi la nécessité de se battre, de serrer les dents pour trouver une place dans le monde autre que celle qui semble être inévitable dès la naissance. Le titre original, lui, insiste d'une part sur la forme du roman, d'autre part sur la question de l'acceptation de sa propre culture et le désir d'appartenir à celle qui domine : "The absolutely true diary of a part-time indian", ou le journal absolument véridique d'un indien par intermittence, si l'on accepte cette traduction maladroite. La narration, écrite donc à la première personne, racontée aussi en "cartoons"qui mêlent dérision, humour et désespoir, raconte l'histoire de l'auteur, adolescent dans une réserve indienne et qui fréquente un lycée de blancs. Hydrocéphale et fortement myope, mais très doué et excellent basketteur, gage d'intégration dans le système éducatif américain, Arnold Junior, d'abord tête de turc de ses camarades, use d'un humour corrosif qu'il retourne d'abord contre lui-même. Il raconte la faim, la pauvreté, la dignité de ses parents et par là-même celle de son peuple, l'alcoolisme qui décime la tribu, les deuils qui s'ensuivent, la lutte d'un peuple pour conserver son identité et sa culture, tout en acceptant celle du blanc dans une tolérance prônée en particulier par la grand-mère de l'auteur-personnage narrateur. À ses préoccupations "classiques" d'adolescent, l'amitié, l'amour, la sexualité, les études et le sport, se superposent pour Junior les difficultés d'intégration sans subir de menace d'oubli de sa propre culture, de sa différence. Son journal, mise en abyme du roman de l'auteur, écriture dans l'écriture,  témoigne de la situation des peuples amérindiens, rappelle leur primauté d'existence sur le territoire et force à se souvenir que l'Amérique est habitée "d'étrangers qui ont quitté leur lieu de naissance pour s'en sortir", appelant à la tolérance des étrangers blancs pour les peuples qui les ont accueillis sur ces terres. Dans un rappel du caractère essentiellement nomade des ses ancêtres, Junior quitte la réserve tous les matins pour se rendre dans un lycée de blancs où il fait ses preuves. Il part pour" trouver sa nourriture", rappelant les déplacements vitaux de la tribu , nourriture spirituelle qu'il trouve au lycée de la ville blanche voisine et tout aussi nécessaire que le gibier qui alimentait ses aïeux. Sa situation entre deux cultures est illustrée au sens propre sur la première de couverture par Olivier Balez qui donne à l'ombre du garçon assis près de son journal intime la forme d'un indien en costume traditionnel. Et le témoignage de l'auteur qui a vécu son adolescence au début des années 80 vaut toujours aujourd'hui : Junior communique avec son meilleur ami indien par mails, c'est dire si Sherman Alexie souhaite que ses jeunes lecteurs ne voient pas dans son texte un document historique mais l'image littéraire d'une réalité toujours actuelle de leur monde. 

Le premier qui pleure a perdu, Sherman Alexie, Albin Michel, (Wiz), 2008

Source photographie indien Spokane : superstock.com

mardi 13 avril 2010

"L'orpheline dans un arbre"

Le personnage orphelin que les jeunes lecteurs s'attendent à rencontrer le plus souvent est celui dont les deux parents sont morts, simultanément, ou parfois, pour le père, avant même la naissance du héros ou de l'héroïne. Ils suivent en cela la définition du dictionnaire qui indique qu' « est orphelin ou orpheline l'enfant qui a perdu son père et sa mère, ou l'un des deux ». L' empathie des lecteurs juvéniles avec le héros du roman résulte de la solitude que ce dernier doit affronter devant les  épreuves de son existence et face à des adultes potentiellement hostiles. C'est le cas de Clara-Camille Caramel, la jeune protagoniste du roman de Susie Morgenstern,  L'orpheline dans un arbre. Orpheline de ses deux parents dès l'âge de deux ans et demi ainsi que de sa grand-mère qui s'est occupée d'elle jusqu'à son  décès, elle reste depuis sa sixième année obnubilée par l'idée de retrouver une famille. Pensionnaire dans un orphelinat de luxe sur la Côte d'azur, elle gagne un concours d'écriture auquel leur professeur d'anglais les a forcés de participer, elle et ses camarades de classe. L'intitulé de l'épreuve indiquait : « Décrivez la vie d'une famille  californienne  en  trois cent mots. »  Littéralement affamée d'une vie de famille réelle, Clara-Camille, qui porte les prénoms de ses mère et père, a correspondu avec un certain Jérémiah et s'apprête, au moment où elle débute son récit, à s'envoler pour la Californie et à passer enfin un vrai Noël en famille. Or, Jérémiah est un homme âgé qui vit seul, et l'adolescente, après une première déception, commence peu à peu à sympathiser avec son hôte. Alors qu'il cherche à mieux la connaître, elle se définit spontanément et de prime abord comme orpheline. Et elle ajoute : 
 "Les  orphelins n'ont pas d'histoire. Nous grandissons dans une serre aux saisons artificielles. Nous ne sommes pas arrosés par des bisous au lit la nuit, ni par des contes de fées avant de nous coucher. Nous ne sommes pas nourris par des conflits avec nos parents, pas de rivalité entre frères et soeurs, pas de souvenirs de fêtes, pas de petits-déjeuners en famille";   
 Paradoxe : les orphelins ont  non seulement une histoire, mais elle devient objet littéraire sous la plume d'auteurs qui savent sans doute que « les gens heureux n'ont pas d'histoire », eux . En cela, ils confortent Isabelle jan qui affirme qu' « on ne s'intéresse pas aux gens heureux » et que l'enfant « parfaitement heureux et équilibré ne touchera pas ». Et dans une mise en abyme inversée,  Susie Morgenstern raconte l'histoire d'une orpheline qui considère qu'elle n'en a pas. La force de l'orpheline réside dans sa capacité à relativiser sa situation ; malgré l'absence qui pèse sur ses épaules, et le vide affectif qu'elle affronte, elle garde la force d'ironiser :
"Avant d'avoir la mauvaise idée de se tuer dans leur avion privé, mes parents m'ont donné de solides bases d'amour. Dommage que ça n'ait duré que deux  ans et demi  et que je ne me souvienne pas d'eux."
Elle refuse de s'apitoyer sur elle-même :
Oh, ne pleurez pas sur mon sort, comme on a l'habitude de le faire quand on entend le mot morose « orphelin ».
 Les auteurs pour la jeunesse  choisissent des héros faisant preuve de force de caractère et d'humour. Cette distance instaurée avec le  personnage et sa situation émotionnelle douloureuse permet d'adoucir l'empathie du jeune lecteur avec des héros ou héroïnes de son âge et confrontés à une épreuve majeure pour tout individu : grandir sans parents. Riche héritière, Clara-Camille sait que la mort de ses parents et de sa grand-mère Perle l'isole totalement du reste de sa famille ; sa situation financière confortable ne peut combler sa solitude, laquelle solitude est amplifiée par celle de ses camarades de pension : 
"Je bénéficierais d'une quantité illimitée d'argent et de biens, mais dans une  pénurie totale de tantes et de tontons. Ma grand-mère Perle, se sachant condamnée par le cancer, a organisé mon avenir dans cette pension unique au monde pour orphelins fortunés."
Le champ lexical de la richesse matérielle opposé à celui du dénuement  affectif met en relief la détresse de l'orpheline, le drame qui a inauguré sa toute jeune vie. Riches ou non, les orphelins sont pauvres de l'affection qui préside à l'épanouissement de la personne. Et le constat de Clara-Camille vaut tentative d'accepter, en l'exprimant clairement, sa situation : 
"Dans mon école, tout le monde est orphelin puisque c'est une pension pour orphelins. Et moi aussi, je suis orpheline."
Clara-Camille, comme beaucoup de personnages principaux dans le roman pour la jeunesse , écrit un journal daté quotidiennement pour raconter ses états d'âme et son aventure américaine. Jérémiah devient un père de substitution dont le métier n'est pas choisi  au hasard : il est architecte et construit des maisons en bois dans les arbres. Au début de son séjour, il emmène Clara-Camille dans une forêt de séquoïas géants où l'orpheline croit trouver "des frères et des soeurs", le symbole d'un nouveau foyer. Il est difficile de ne pas penser au "Baron perché" d'Italo Calvino d'autant que la référence est explicite : 
"Architecte, je connais, mais architecte pour le baron perché ?"
Si Côme Laverse du Rondeau décide d'installer son nouveau foyer dans les arbres, orphelin volontaire d'un conte philosophique sur le sens de la liberté et de la volonté, Clara-Camille trouve refuge provisoirement dans une cabane installée dans un arbre. Elle y laisse d'abord déborder sa tristesse et son chagrin, mais  finit par y trouver une sorte d'apaisement : l'arbre est l'équivalent de l'île de Robinson, orphelin lui aussi, où s'effectue le passage entre deux vies, ni sur terre ni dans l'air, espace de transition symbolique. Entre Côme et Clara-Camille se glisse chronologiquement un petit américain, Jay-Jay, qui lui aussi s'installe dans un arbre, un chêne de Central Park en l'occurrence : le personnage principal de Evan H. Rhodes fuit une famille adoptive maltraitante, orphelin robinson de 11 ans. L'arbre devient le symbôle de la Mère Nature qui accueille, apaise et remplace la mère disparue ou la mère mal-aimante. Côme fuit une éducation qu'il n'approuve pas, Clara-Camille un chagrin qu'elle ne supporte pas, Jay-Jay un foyer qui n'en est pas un. Eux trois "incarnent" le robinson volontaire qui fuit les autres pour se retrouver soi, dans un lieu de transition où le passage vers la liberté est initiatique, où l'orphelin rappelle l'enfance de l'humanité désespérée d'avoir perdu le Paradis, le jardin d' Eden symbolique qu'est la famille.

L'orpheline dans un arbre, Susie Morgenstern, L'école des loisirs, 2005
Le baron perché (1957), Italo Calvino, Seuil, 2005
Le Prince de central Park (1975), J'ai lu n° 819


Source de la photographie : desourcesure.com

samedi 10 avril 2010

Le visage de Sara

Nous savons, depuis notre lecture de Junk (Gallimard Scripto, 2002), que l'auteur britannique Melvin Burgess ne s'embarrasse pas de fioritures et va droit au but qu'il veut atteindre : prévenir la jeunesse, en l'occurrence des dangers de l'addiction à la drogue. Et son texte ne prend pas de gants, c'est le moins que l'on puisse dire. Son roman est d'ailleurs sans doute parvenu au rang de "classique" pour la jeunesse aux côtés de "L'herbe bleue", texte anonyme, et de "Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée ..." de Kai Hermann.  La quatrième de couverture de Junk se fait l'écho de l'intention de l'auteur : 
"Je pense qu'il est préférable que les jeunes n'entendent pas parler de la drogue pour la première fois le jour où quelqu'un essaiera de leur en vendre".
Loin du rôle moralisateur qu'on lui a longtemps demandé de jouer, la littérature pour la jeunesse devient médium, sinon salvateur, du moins préventif auprès de ses jeunes lecteurs. Et l'intention de Melvin Burgess trouve un  renfort dans son expérience de journaliste désirant rendre compte de la réalité dont il est témoin tout en y mêlant la fiction.
Dans Le visage de Sara, paru aussi chez Gallimard dans la collection Scripto en 2008, le journaliste en Burgess  "attaque" le sujet de la chirurgie esthétique et la manie actuelle des adolescentes d'y recourir pour devenir parfaites, au moins à leurs propres yeux. Il relaie en cela les journaux télévisés et autres reportages  qui expliquent ce phénomène relativement récent. Afin d'intensifier un effet de réel susceptible d'appuyer sa volonté, ici non annoncée dans le paratexte, d'avertir les adolescentes des illusions de l'apparence et des méfaits d'une chirurgie esthétique non nécessaire, l'auteur anglais coiffe ses deux casquettes : 
"Moi, l'écrivain, je fais ici un travail de journaliste" (p. 6)
Le narrateur, écrivain, se veut donc  à nouveau journaliste pour reconstituer et relater, par enquête et dans un suspens croissant, l'histoire de Sara. La jeune fille de 17 ans, dévorée par l'obsession de la célébrité, se laisse entraîner sur des chemins périlleux pour essayer de construire son identité. Elle la confond avec son apparence physique qu'elle veut parfaite et au service de sa future gloire, au grand dam de son ami Mark, terrifié par la schizophrénie d'une Sara qui change de personnalité à volonté et perturbe profondément son entourage au point de provoquer la "démission"  de sa mère. Mark essaie de soustraire sa "Belle" à l'emprise d'une "Bête", Jonathon Heat, star du show business qui fascine les foules autant que ceux qui le côtoient de près, et dont le visage est devenu monstrueux après les multiples opérations d'un Docteur Frankenstein de la chirurgie esthétique. Hantée par une jeune fille défigurée dans les couloirs de l'immense demeure  du chanteur, Sara refuse de fuir un danger qu'elle a pourtant identifié mais qu'elle accepte finalement, dans un sacrifice de soi qui semble révéler l'abandon douloureux de l'enfance par un passage cruellement initiatique à l'âge adulte. Cette Cendrillon inversée donne son visage à un Prince charmant monstrueux qui lui avait promis gloire et beauté. Dans un journal intime en images vidéo, Sara confie sa quête de l'éternelle jeunesse par le biais d'une chirurgie "eau de jouvence". Elle permet ainsi à Melvin Burgess de faire le procès de la chirurgie esthétique pratiquée sur des adolescentes et profitant de leurs illusions sur la beauté et l'apparence. L'auteur somme la jeunesse de ne pas confondre identité et apparence physique, et de démasquer sous la blouse du chirurgien le "Barbe-bleue" dévoreur de la beauté véritable, celle qui fait que l'on est soi. La référence aux contes de fées traditionnels, récurrente d'un bout à l'autre du récit, accouche d'une conclusion qui fait frémir lorsque Sara confie à sa caméra qu'elle deviendra célèbre en donnant son visage  à son pseudo mentor : 
"La fille qui a donné sa beauté. On dirait un conte de fées. Pendant longtemps, on racontera cette histoire aux enfants avant qu'ils se couchent."(p. 192)
Au lieu de triompher dans toute sa beauté naturelle, celle du corps et celle de l'esprit, Cendrillon l'offre en pâture. Et l'auteur de nous aider à conclure qu'il faut aider la jeunesse à découvrir qui elle est sans aller jusqu'au sacrifice de tout ou partie de soi.