Ce blog se propose de parler du roman pour la jeunesse, passé et actuel, qu'il soit destiné aux jeunes lecteurs ou que ces derniers l'aient plébiscité. J'y déposerai mes notes de lecture sur les romans que j'ai lus et sur les ouvrages critiques qui étudient cette partie de la production éditoriale pour la jeunesse. Je ne suis qu'un amateur, mon opinion est donc parfaitement subjective. Étant plutôt positive dans la vie, je ne parlerai que des oeuvres qui m'ont plu, beaucoup intéressée ou dont je pense qu'elles occupent une place à part dans ce vaste corpus dont je ne ferai évidemment pas le tour. Au lieu de garder mes notes sur des cahiers de papier, je les confie à ce blog pour les partager, et pourquoi pas, provoquer des échanges ou discussions sur le roman pour la jeunesse, français et étranger. Enfin, ce blog porte le prénom de trois personnages qui me semblent emblématiques : Rémi, le petit orphelin de Sans Famille d'Hector Malot, né dans les années 1870 et symbole de la quête de l'identité et des origines, mais aussi de l'enfance volontaire ; Aline (et non Alice), héroïne de Colette Vivier dans son roman La maison des petits bonheurs (1939), où le quotidien apparemment banal de la famille et de l'enfance prennent une ampleur héroïque, et que les jeunes connaissent peu aujourd'hui ; enfin, l'incontournable Harry , dont je tais ici le nom puisque ses admirateurs s'en sentent suffisamment proches pour le désigner, comme un ami, par son seul prénom, et qui, non content de s'inscrire dans une certaine tradition britannique, a donné ou redonné la joie de lire à des millions d'adolescents et à leurs parents.
Puissent mes réflexions favoriser chez les jeunes et les moins jeunes l'envie de lire le roman pour la jeunesse.

Sans famille, Hector Malot, 1878

Première de couverture Flammarion 1918 ; source Wikimédia domaine public

vendredi 12 février 2010

Quand l'enfant paraît ...

Dans son ouvrage La littérature enfantine, Isabelle Jan analyse l'apparition de l'enfant  en tant que héros dans la littérature  et indique qu' « aussi bien dans la littérature didactique que dans la littérature fantastique des XVIIIe et XIXe siècles, les héros-enfants ne sont pas à proprement parler, vivants et singuliers. Ce sont des silhouettes assez floues, sans personnalité bien marquée ». Elle donne comme exemples précis deux personnages classiques de la littérature britannique, Peter Pan et Alice, pour étayer ses dires. Isabelle Jan considère en effet que « le premier grand et véritable héros enfant est sans doute Olivier Twist  ». Elle  lui oppose des personnages qui « nous apparaissent comme des figures statiques », qui «  ne grandissent pas, ne vieillissent pas, ne se modifient pas, ne souffrent pas », qui «  restent confinés dans leur rôle, sans volonté pour agir, sans sensibilité pour ressentir, mus par des forces qu'ils ne contrôlent pas  ». En citant dans son ouvrage le texte de Charles Dickens et notamment l'incipit qui décrit la venue au monde du petit Olivier,  Isabelle Jan explique « quelle tâche, en effet » c'est pour l'auteur, « d'intéresser un public, habitué aux personnages conventionnels du roman picaresque ou mondain, à une destinée prise au hasard ! ». Isabelle Jan rappelle que l'enfant ne présentait pas d'intérêt en soi, surtout s'il était issu du peuple, qu'il ne revêtait aucun caractère romanesque. Or, elle ajoute que « ce qui devrait provoquer les réactions du lecteur, c'est bien le potentiel d'émotions contenues dans le héros, par conséquent ses souffrances ». Et quel personnage enfant  souffre plus que l'orphelin ?  Quel personnage plus que l'orphelin est enclin à se battre pour survivre et donc exister littérairement, puisque l'émotion qui naîtra chez le lecteur ne peut survenir que des épreuves et des difficultés rencontrées par le jeune héros dont il découvre la vie ? Charles Dickens, qui raconte sa propre histoire dans ce roman,  nous conforte dans cette analyse lorsqu'il raconte que ... 
 "... sans être enclin à prétendre que le fait de naître dans un asile constitue en soi l'événement le plus heureux et le plus enviable qui puisse échoir à un être humain, (il) tient à affirmer que dans ce cas particulier c'était pour Olivier Twist exactement ce qui pouvait lui arriver de mieux ". 
La mère d'Olivier meurt en couches et  Dickens fait de la situation  d'orphelin la condition sine qua non de l'existence de l'enfant, c'est-à-dire du personnage-enfant. Le roman indique que si le nourrisson, aux prises avec de grandes difficultés respiratoires, était venu au monde dans la maison familiale, entouré de l'amour des siens et des soins de médecins « pleins de savoir », il serait décédé à coup sûr et avec lui le héros archétype du roman du XIXe siècle, celui qu'Isabelle Jan appelle « le petit misérable, en la personne d'Olivier Twist, de David Copperfield, de Cosette, de Gavroche ... » Le petit Olivier a lutté seul à seul avec la Nature et il l'a emporté, incarnant la force de l'orphelin, la pugnacité de l'enfant rejeté par le sort ou par les hommes. En racontant sa naissance, Dickens donne vie au personnage romanesque le plus présent dans la littérature enfantine et de jeunesse, l'orphelin, car sans souffrance, il n'est pas d'émotion, sans émotion, il n'est pas de roman, donc pas de lecteur. Sur-représenté depuis le XIXe siècle, l'orphelin dynamise toujours la narration. Les romans contemporains pour les adolescents continuent à exploiter la réalité sociologique et psychologique de la jeunesse orpheline. L'évolution de la famille et de sa composition au cours du XXe siècle  notamment dans sa deuxième partie, a permis l'émergence de nouvelles situations enfantines et adolescentes « d'orphelinité ». Du décès des deux parents à l'abandon psychologique ou physique, abandon volontaire ou non, de ces deux parents ou d'un seul, en passant par l'éloignement dû à la maladie ou l'emprisonnement de l'adolescent ou de l'adulte, multiples sont les cas, dans le roman contemporain pour les jeunes, où le protagoniste doit affronter seul les épreuves de son existence et cheminer sans adulte référent et aimant sur la voie qui mène à l'âge adulte. Les auteurs donnent alors à considérer une photographie littéraire de la réalité familiale et sociale d'une partie de leur lectorat, tous genres  romanesques confondus. Le roman dit « de société » n'a pas le monopole du témoignage de la situation d'orphelin, tant il est vrai que l'orphelin littéraire le plus connu actuellement est un héros de roman fantasy, à savoir le jeune sorcier Harry Potter.


Les aventures d'Olivier Twist, Charles Dickens, 1838

(Source Wikimédia commons)

Isabelle Jan, La littérature enfantine, Éditions Ouvrières et Dessain et Tolra, 1985
Charles Dickens, David Copperfield, 1850

mardi 9 février 2010

Miss Charity



En 2008, et fidèle aux éditions de L'école des loisirs, Marie-Aude Murail publie un véritable pavé (562 pages) intitulé Miss Charity, son roman britannique à elle. Si l'on peut lire ici ou là qu'elle s'est sentie libérée par le succès des aventures d'un Harry Potter et par le goût des jeunes lecteurs pour les textes longs, il faut sans doute aussi soupçonner chez elle un désir de marcher dans les pas de son "maître", Charles Dickens, dont elle est spécialiste. Ce long roman raconte seize années de la vie de Charity Tiddler, née à Londres en 1865 et rappelle fortement les romans de Dickens, en particulier "David Copperfield". Il s'agit de raconter le déroulement d'une vie et les étapes vers la réalisation de soi et le bonheur dans un milieu particulier et à une époque précise. La narration de la demoiselle, assurée à la première personne, nous fait partager une existence de jeune fille riche, dans une maison cossue, entourée de servantes et autre gouvernante mais dont les parents distants montrent fort peu leur affection, suivant en cela les habitudes éducatives d'une certaine couche de la société du XIXe siècle. Orpheline d'une certaine idée de la famille et donc de l'amour qu'elle aurait pu espérer recevoir, Miss Charity se tourne vers la  famille qu'elle se constitue avec des animaux de compagnie qui sont en réalité beaucoup plus que cela. Si ses premières expériences s'avèrent désastreuses et ne peuvent empêcher le lecteur de reconnaître un peu de la maladresse d'une Sophie dans ses "Malheurs", Charity devient vite experte et élève hérisson, corbeau, souris, canard, geai, lapin qui reçoivent un nom et une place unique dans la vie de la jeune fille. Comme souvent les personnages enfantins livrés aux domestiques, Charity trouve en Tabitha sa servante, et en Blanche sa gouvernante française des figures maternelles de substitution. Elle partage avec Sophie, de la Comtesse de Ségur, ou Heidi, de Johanna Spyri, une enfance spontanée, libre, volontaire et désireuse d'expérimenter par elle-même, ce que permet et même favorise la distance que prennent les parents de Charity, ne serait-ce qu'en évitant de monter au troisième étage où elle vit seule avec sa ménagerie et Tabitha. Marie-Aude Murail fait un tableau de la société anglaise du dernier quart du XIXe siècle et soulève les problèmes de l'éducation et de la condition enfantine, surtout de celles des filles. Son personnage est anti-conformiste dès l'enfance, aimant par force au début puis par goût la solitude, la compagnie de ses animaux et le dessin pour lequel elle se révèle très douée. Afin de bien démarquer la personnalité de son héroïne, l'auteur, dans un jeu de miroir, la confronte à ses deux cousines, les demoiselles Bertram, frivoles, jalouses, superficielles et mondaines, qui ne pensent assez vite qu'à trouver un mari, conditionnées en cela par l'éducation donnée aux filles de leur milieu. Au contraire, Charity, grâce sans doute à la liberté laissée par des parents lointains et des servantes aimantes, se forge une véritable personnalité, acquiert des connaissances solides notamment en science. Sa vie typiquement anglaise se partage entre la maison de Londres et le cottage des vacances d'été. La nature, comme très souvent dans la vie des personnages orphelins, a une place très importante : source de joies et de découvertes, c'est aussi un lieu de repos, de paix intérieure et de communion avec les êtres vivants. Charity devient un auteur de livres animaliers pour les enfants et connaît beaucoup de succès. Elle devient autonome financièrement, ce qui est une sorte de révolution à cette époque et pour son milieu. Libre, elle fait un mariage qui semble tardif à son entourage, mais c'est un mariage d'amour et surtout un mariage d'artistes (elle épouse un acteur), abattant ainsi de solides barrières sociales et anéantissant de non moins solides préjugés. Dans un effet de réel, Marie-Aude Murail raconte le milieu théâtral londonien des années 1890, permet au lecteur de rencontrer Oscar Wilde et George Bernard Shaw, et ce faisant oppose au monde familial et cossu mais fermé des maisons bourgeoises la vie de l'esprit et de la liberté d'être, celle que Charity a revendiquée toute sa vie naturellement et sans presque le savoir. En remerciant au début de son livre Béatrix Potter par l'intermédiaire de Pierre lapin, Marie-Aude Murail revendique l'intertextualité qui court tout au long de son récit. La littérature britannique y trouve sa part, Wilde et Shaw pour le théâtre, cités, décrits et prenant la parole. La présence de Dickens, nous l'avons vue, est explicite et expliquée dans la dédicace avec le personnage du corbeau apprivoisé par Charity mais aussi par le parallèle que l'on établit facilement entre la vie d'un Copperfield et celle de Charity. On retrouve dans le texte de Murail les orphelinats sordides, les jeunes personnes qui travaillent dans la rue, la misère des jeunes filles engrossées et livrées à elles-mêmes, la brutalité de faux éducateurs allant jusqu'aux mauvais traitements entraînant la mort, sordide tableau de la condition enfantine qui rappelle aussi notre Rémi "Sans famille" national. Mais le texte de Marie-Aude Murail est surtout un véritable plébiscite pour la littérature pour la jeunesse : son texte rend un vibrant hommage à Béatrix Potter, auteur des aventures de Pierre lapin, et illustratrice de ses textes tout comme Charity. Les aquarelles de Philippe Dumas rappellent à merveille le monde de B. Potter et font du livre de Murail un des "trésors de l'enfance" qu'on aime à se remémorer toute sa vie.  La vie de la rivière où Charity pêche avec son père et qu'elle décrit dans une de ses histoires ne manque pas d'évoquer aussi Kenneth Graham et "Le vent dans les saules ". Enfin, une réplique de Shaw à Charity lors de leur seconde rencontre résume sans doute ce que pense l'auteur : "Aucune religion n'a la puissance de la littérature pour un enfant de cinq ans". Liant intimement enfance et littérature, Marie-Aude Murail écrit un roman somptueux et simple à la fois, qui touche à l'essentiel de l'enfance : la famille, le bonheur, surtout celui des autres. C'est sans doute pour cela que Marie-Aude Murail a donné le prénom de "charité" à son héroïne et que son patronyme " Tiddler" désigne en anglais, entre autres,  un "petit mioche".



Master Peter, le lapin de Charity, rend hommage à Peter Rabbit ou Pierre lapin, de Béatrix Potter.
(Source domaine public)